Lorsqu'il enregistre
"Olé" pour Atlantic, John Coltrane vient de signer un nouveau contrat (son
dernier) avec le label Impulse! et de graver pour sa nouvelle maison de disques les
"Africa/Brass Sessions", un de ses plus beaux disques. A cette époque, la
musique africaine, au centre de ses préoccupations depuis déjà de nombreuses années -
avec la musique indienne de Ravi Shankar (à peu près à la même époque, il enregistre
le morceau "India", que l'on trouve sur l'album "Impressions") -
jaillit de manière évidente et prend une importance capitale dans son oeuvre. Avec une
poignée de musiciens de jazz de sa génération, John Coltrane, à I'instar de certains
rockers comme George Harrison, contribuera d' une certaine manière à l'essor de cette
world music aujourd'hui triomphante.
Les "Africa/Brass Sessions" constituent un projet ambitieux, et une fois
de plus extrêmement novateur. Dirigé par Eric Dolphy (un des musiciens parmi les plus
créatifs de l'époque, depuis peu un des plus proches complices de John Coltrane), un
grand ombestre de cuivres, construit en dehors de toutes les règles du genre, se heurte
à de puissants rythmes africains, soutenu par deux basses. Et d'un coup d'un seul, le
souffle brûlant d'un continent (où, ironie du sort, John Coltrane ne mettra jamais les
pieds) s'engouffre dans de nouvelles fusions musicales jusque-là inedites, et aujourd'hui
historiques.
Comme s'il allait trop loin, comme si ces périodes d'intense création devaient
s'accompagner de replis stratégiques, d'instants de doute, ou tout simplement de
"pauses", John Coltrane (qui traverse par ailleurs un moment pénible avec sa
premiere femme, Naima) va alors "calmer le jeu", enregistrer un superbe disque
de ballades et travailler à des choses plus classiques avec Duke Ellington ou le chanteur
Johnny Hartman réservant ses audaces pour ses apparitions sur scène.
Car c'est beaucoup plus encore sur scene qu'en studio que John Coltrane, en ce début des
sixties, va laisser éclater sa conception visionnaire de la musique. A la tête d'un
véritable commando de choc (McCoy Tyner au piano, Jimmy Garrison à la basse et le fou
furieux Elvin Jones a la batterie, surnommé par le poète LeRoi Jones "Captain
Marvel"), Trane met le feu à toutes les salles dans lesquelles il débarque.
"Ce groupe, c'était comme quatre pistons dans un moteur", constatera plus tard
McCoy Tyner. "The Paris Concert", "Bye Bye Blackbird" ou les
enregistrements de "Afro Blue Impressions" donnent une bonne idée de ce seize
soupapes en overdrive.
Mais c'est bien sûr les légendaires concerts au Village Vanguard de New York, en
novembre 1961 (dons l'integrale vient de sortir dans un superbe coffret ) qui donnent le
mieux la réelle dimension de ce géant alors au sommet de son art. John Coltrane, appuyé
pour l'occasion par Eric Dolphy, monte et démonte inlassablement une musique tumultueuse,
puissante et fluide, au fil de longues improvisations en dérapages contrôlés, dans un
climat de totale spontanéite (un des morceaux phares de ces disques, "Chasin' The
Trane", par deux fois revisité lors de ces concerts, s'ébauche directement sur
scène) et signe du coup un "live" d'anthologie comme on n'en fait pas deux dans
une vie. "Ce qui compte avant tout, déclare Eric Dolphy à l'époque, c'est
d'improviser et de jouer jusqu'à ce que l'inspiration cesse, même si les solos ont l'air
d'être trop longs". Mais personne, lors de ces soirées magiques de novembre 1961,
n'aura à l'esprit de regarder sa montre... |